Par le sang
Lorsque
l’on évoque la Shaw Brothers ou plus simplement l’histoire du
cinéma de Hong Kong, il est impossible de ne pas faire référence
à Chang Cheh. En effet, plus qu’un simple réalisateur de studio,
plus qu’un simple exécutant, il est une véritable référence en
matière de film de genre. Son œuvre, la plupart du temps basée
sur l’héroïsme et la vengeance par le sang, a laissé des traces
dans l’industrie hongkongaise et a inspiré les plus grands réalisateurs
contemporains. John Woo, qui est son plus célèbre disciple,
fut l’un des ses nombreux assistants sur des films comme Blood
Brothers ou Boxer From Shantung (Le justicier de Shanghai), mais aussi l’un des nombreux témoins
du carnage viscéral que l’œuvre du maître a pu laissé en héritage
à la cinématographie de l’ex-colonie. D'ailleurs, sa
filmographie a été très marquée par l’œuvre de Chang Cheh.
Malgré
ce côté excessif que l’on a toujours tendance à lui associer,
cette vision orgasmique de la violence, toujours très esthétisante,
Chang Cheh est un véritable lettré, fin calligraphe et
intellectuel. La violence dans son œuvre est sexuelle et
masochiste, ses héros sont toujours beaux et propres et finissent
fatalement souillés et morts après avoir subi multiples supplices,
après avoir payé leur élégance de leurs tripes. La mort chez
Chang Cheh est un champ d’expérimentation pour ses recherches
esthétiques, une toile dans laquelle les corps chéris finissent
par exploser aux quatre coins de l’écran, leurs viscères
s’extirpant comme par jouissance. Cette représentation
homosexualisée que le maître a toujours nié, est pourtant
flagrante dans une œuvre comme The
New One-armed Swordsman (La Rage Du Tigre) avec cette célèbre
scène où David
Chiang, interprète titre, préfère réserver son
bras valide à son compagnon d’armes (Ti
Lung) plutôt qu’à
l’héroïne féminine…
La
junte féminine est toujours sous représentée chez Chang Cheh, du
moins elle est la plupart du temps recalée au second rang au détriment
de ses beaux héros. D’ailleurs c’est lui qui a « déféminisée »
le wu xia pian mandarin, qui jusqu’alors chez des réalisateurs
comme King Hu ou Chui Chang Wang était représentatif de l’héroïsme.
En
1964, il lance l’acteur Jimmy Wang Yu dans un Tiger
Boy qui tranche radicalement avec le wu xia pian mandarin
habituel de par sa violence graphique déjà fort présente. Mais
c'est en 1967 avec son célèbrissime One-armed Swordsman que Chang Cheh définit les règles de son style
et change radicalement la norme du wu xia pian. La violence sert de
support à un esthétisme macabre où le sang est peinture et où
les corps suppliciés deviennent objets.
En
1968, Chang Cheh signe Golden
Swallow qui est la suite du Come
Drink With Me de King Hu, à la seule différence que l’héroïne
titre interprétée par Cheng Pei Pei est un peu reléguée au
second plan au détriment de Jimmy Wang
Yu. Chang Cheh a avec ce
film définitivement renversé la tendance, l’héroïsme sera
masculin. En
1969 il signe le second volet de sa trilogie consacré au sabreur
manchot avec le délirant Return
Of The Armed-Swordsman, Ti Lung apparaît d’ailleurs dans ce
film pour la première fois, ainsi que le génial chorégraphe Liu
Chia Liang dans le rôle d’une homme-taupe.
Liu
Chia-liang aura fortement compté dans la filmographie et surtout
dans la réussite formelle des films de Chang Cheh. Les immenses
qualités de chorégraphe de Liu Chia-liang auront apporté aux
films du maître une technicité qui jusqu’alors ne se résumait
qu’à quelques joutes aériennes à l’esthétique et à la
plastique plutôt limités. Les rapports de Liu Chia-liang avec le réalisateur
n’auront de cesse de se dégrader, tant le chorégraphe aura du
mal à supporter les excès du maître, tant son écœurement quant
aux manières très extrêmes de Chang Cheh totalement en
contradiction avec la vision très respectueuse de l’art martial
amèneront Liu Chia-liang à clore sa collaboration avec le réalisateur.
C’est d’ailleurs à partir de ce moment que l’œuvre du maître
n’aura de cesse de se dévaluer. Leur
collaboration très fructueuse s’étendant
de 1965 à 1975 aura donné
aux productions Shaw Brothers leurs plus beaux fleurons, des œuvres
essentielles comme The New One-armed Swordsman pour le wu xia pian et Disciples
Of Shaolin pour le film de kung-fu.
Le chorégraphe Tang Chia aura également apporter sa pierre à l’édifice, réglant
à merveille les joutes à grandes échelles dans les films de Chang
Cheh, magnifiquement orchestrées dans des films comme Heroic
Ones (Les 13 Fils Du Dragon d’Or) ou Blood
Brothers.
Après cette séparation
d’avec Liu
Chia-liang, l’œuvre de Chang Cheh délaissera de
plus en plus l’aspect martial pour un héroïsme exacerbé limite
nationaliste. Il créera la série des Brave Archer ou des Five
Venoms révélant des acteurs comme Chi Kuan Chun ou Phillip
Kwok (Le "mad dog" de A toute épreuve et le
chorégraphe de Crying Freeman et Le
Pacte des loups de Christophe Gans), des films inégaux aux
combats moins réussis mais toujours dans le même souci de montrer
l’héroïsme en l’embellissant ou plutôt en embellissant les
actes de ses protagonistes.
En 1989, Tsui Hark producteur et
John Woo ont l’idée d’offrir une retraite méritée au vieux maître,
en cela ils mettent sur pied le film Just
Heroes co-réalisé par Woo et Wu
Ma. Ce film regroupe les
principales figures qui firent le cinéma du sifu, les David
Chiang,
Ti Lung, Chen Kuan Tai et consorts offriront à leur mentor un
dernier hommage.
Chang Cheh est décédé le 22
Juin de cette année à l’âge de 69 ans. Il laisse derrière lui
l’une des plus importantes filmographies du cinéma martial.
Ainsi, en plus de 100 films,
il aura imposé une bonne
vingtaine de figures masculines dont les plus célèbres sont Wang
Yu, Ti Lung, David Chiang et
Fu Sheng. Son cinéma étant toujours
martial, il aura su s’entourer de grands chorégraphes tels que
Liu Chia-liang et Tang Chia. Des réalisateurs comme Pao Hsueh-Li
notamment sur Boxer From
Shantung et Wu Ma furent ses assistants, et Ni Kuang son scénariste
attitré. En
plus de 20 ans, Chang Cheh aura imposé une filmographie
impressionnante faite des plus beaux fleurons que compte
l’ancienne colonie.
Philippe (novembre 2002) |